Insularité VS ouverture - le dilemme des lieux de savoir et d’innovation

Publié par Raphaël Besson, le 21 janvier 2015   6.1k

Chercheur associé au laboratoire Pacte et fondateur de l'agence Villes Innovations, Raphaël poursuit sa série d'articles avec les notions de lieux de savoirs et de villes intelligentes à travers l'histoire.

Depuis le milieu des années 1990, la ville intelligente et créative polarise les débats sur les lieux de savoir et d’innovation. Que ce soit New York, Chicago, Paris, Londres, Barcelone ou Berlin, c’est dit, la ville du futur sera essentiellement innovante. Ce phénomène n’est pas restreint aux pays européens et d’Amérique du nord. Il est particulièrement exacerbé en Asie (Shangaï, Beijing, Bangalore) et au Proche Orient (Dubaï Smart City, Masdar). Il prend progressivement de l’ampleur en Amérique Latine, comme en atteste le développement continu des districts technologiques, de l’audiovisuel et du design de Buenos Aires.

Pour analyser ces phénomènes urbains émergents, les chercheurs ont construit une multitude de notions : villes créatives (Florida, 2002 ; Landry, 2008 ; Vivant, 2009), villes intelligentes (Bouinot, 2007), smart cities, villes apprenantes (Glaeser, 1999), villes du savoir (Ovalle et al., 2004), cyber-districts (Suire, 2003), systèmes urbains cognitifs (Besson, 2014), etc. Des think tanks, des Fondations et des cabinets d’experts se sont créés pour proposer à leur tour leurs modèles et classements des villes innovantes et créatives. Les institutions publiques ne sont pas restées atones vis-à-vis de ces problématiques. On ne compte plus le nombre de politiques publiques mises en place à l’échelle mondiale (réseau des villes créatives de l’UNESCO), européenne ou encore nationale, avec le développement récent des « métropoles French Tech ».

Face au développement exponentiel des théories et des politiques publiques sur le thème des villes intelligentes, il nous semble essentiel de prendre du recul en interrogeant l’histoire. A travers l’analyse d’une diversité de « lieux de savoir » qui ont marqué l’histoire (Jacob, 2007), nous chercherons à mieux comprendre les spécificités des espaces de savoirs et d’innovation contemporains (villes créatives, smart cities et autres Tiers lieux).

Les espaces de savoir et d’innovation à travers l’histoire. La prégnance de l’utopie insulaire

Depuis l’Antiquité, les sociétés conçoivent des espaces dédiés à la connaissance et l’innovation. Les Bibliothèques d’Alexandrie ou de Rome fonctionnaient comme de véritables laboratoires. Les savants y trouvaient les instruments, les collections, les écrits de l’Antiquité grecque et latine, mais aussi les jardins zoologiques ou botaniques, nécessaires à leurs travaux. Ces bibliothèques jouaient un rôle fondamentale dans l’idéologie universaliste et la quête de puissance des empires. Si elles concentraient des savoirs provenant du monde entier, elles fonctionnaient essentiellement en vase clos sous l’œil des puissants. Selon l’historien Christian Jacob, la bibliothèque d’Alexandrie n’était pas « un lieu ouvert à tous les lettrés et savants du monde entier. Elle était réservée à l’élite admise dans l’entourage du roi » (Jacob, 2007).

La création d’espaces de savoir et d’innovation se retrouve au Moyen-âge avec la construction des monastères. Leur conception est largement inspirée de la pensée théologique et de l’utopie insulaire qui induisent un isolement des chercheurs et des savants du monde extérieur. C’est au sein du cloître que doit se transmettre en toute autonomie la Vérité Absolue.

Abbaye Notre Dame de Sénanque

Cette philosophie insulaire va inspirer la construction des Universités au XIIème siècle. L’ensemble des premières Universités adopta la figure archétypale du cloître : universités de Bologne (1088), Oxford (1167), Salamanque (1218), Valladolid (1260), Paris (La Sorbonne, 1257), etc. Elles disposaient alors de bâtiments indépendants, éloignés de la ville ou inscrits dans la ville, mais cloisonnés par d’importantes enceintes. L’un des exemples emblématiques est le Palais de la Sapience à Rome, dont la construction fut initiée par Giacomo della Porta, puis modifiée par l’architecte Borromini en 1632. Ce Palais du Savoir enserrait dans sa cour un espace central fermé au reste de la Cité.

Cour de La Sorbonne

Le développement des cabinets d’études à La Renaissance, s’inscrit dans cette perspective insulaire. La description du studiolo de la Renaissance italienne (XVè-XVIè siècle) par l’historien Celenza, révèle une pratique ascétique du savoir, largement inspirée par le monachisme chrétien. Le studiolo représentait selon cet auteur « un lieu de retraite, un centre d’archives privées, où l’on pouvait se réfugier pour lire et réfléchir sans être dérangé » (Celenza, 2007). Le cabinet d’étude sous les Ming chinois (XVIè-XVIIè siècle), est localisé loin de la ville, proche de la nature, et enserré dans des murs protecteurs « contre le monde extérieur et vulgaire » (Schneider, 2007). L’architecte Ji Cheng conseillait dans un traité écrit entre 1631 et 1634, de concevoir les cabinets d’étude « sans trop d’ouvertures : propreté et clarté confortent l’esprit, trop d’ouverture fatigue la vue » (Ibid).

Ce modèle de la retraite mystique se retrouve avec le développement des premiers laboratoires qui n’échappent pas à une vision sanctuarisée de la recherche. Dans la Venise de la Renaissance, l’entrée du laboratoire est sacrée. On a ainsi coutume de dire que « personne ne peut pénétrer dans les laboratoires de chimie de la Cité sans prendre l’engagement d’y demeurer à tout jamais » (Schaffer, 1999). Pour l’ethnologue Sophie Houdart, les premiers laboratoires étaient en réalité « des espaces privatifs et clos » (1) (Houdart, 2007). Au XVIIème siècle, l’écrivain Gabriel Plattes décrit les laboratoires anglais comme des espaces « où le secret est garanti, pour cette raison que personne n’est autorisé à y entrer sauf  à se trouver contraint d’y rester, étant alors assuré d’être pourvu en tout jusqu’à ce qu’on le conduise à l’église au jour de son enterrement » (2). Ceux qui se consacrent au travail de laboratoire associent souvent leurs tâches à celles des saints de la Chrétienté et leurs ateliers à de pieuses retraites de méditation ; accéder à la connaissance semble alors signifier accéder à Dieu. Louis Pasteur compare les laboratoires à des « temples de l’avenir ». André Loir, son fidèle assistant, insiste, pour sa part, sur le fait que « l’entrée du laboratoire, hermétiquement fermée à tous ceux qui étaient du dehors, est sacrée » (Schaffer, 1999).

Dans leur laboratoire parisien, les professeurs Charles Moureu et Charles Dufraisse

Face à l’existence d’autres lieux de savoir comme les bibliothèques, les jardins, les observatoires ou les musées (3), le modèle des laboratoires ne s’est véritablement imposé qu’à la fin du XIXème siècle. Le nombre de laboratoires de chimie, de physique ou d’électricité explose alors en Europe et aux Etats-Unis. A cette croissance exponentielle, correspond une transformation des cabinets privés en laboratoires modernes, davantage accessibles et ouverts aux ingénieurs et industriels.

Au milieu du XXème siècle, de nouveaux espaces de savoir reprennent le leitmotiv de l’insularité. C’est le cas des campus universitaires, qui se créent dans des lieux isolés et éloignés de l’émulation urbaine. Que ce soit à Chicago (université de l’Illinois de Walter Netsch), Berlin (Freie Universität de Candilis - Josic - Woods), Bagdad (université réalisée par Walter Gropius), ou encore Toronto (université de Scarborough conçue par John Andrews), les architectes-urbanistes organisent la vie universitaire de manière auto-suffisante, en dehors des villes. L’architecture des campus se referme ainsi sur elle-même, et devient imperméable au monde extérieur. Pour André Sauvage, sont progressivement installés des « campus monofonctionnels », caractérisés par « un environnement dépouillé, à destination de ceux pour qui la culture, la connaissance doit se gagner non seulement par des efforts constants, mais aussi au prix d’un renoncement quotidien à la ville » (Sauvage, 1994).

Plusieurs raisons ont été avancées pour comprendre la localisation des campus universitaires hors des villes. Aux Etats-Unis, la tradition anti-urbaine américaine avait trouvé dans cette solution un moyen d’apporter les effets bénéfiques du contact avec la nature et d’éviter les effets pervers prêtés à la promiscuité et à la débauche des villes (Choay et Merlin, 2005). En Europe, c’est l’explosion des effectifs universitaires qui conduira à développer dans les années 60, le modèle de campus américain (Filâtre, 1994). D’autres raisons ont été évoquées pour comprendre cette tendance à isoler la communauté universitaire du reste des citoyens et de la Cité. On citera tour à tour : la liberté de la culture, de la science, de l’enseignement, de l’apprentissage ou encore, la production et la conservation des idées nouvelles et du progrès, hors de l’atteinte de la contamination du monde.

L’autre modèle qui émerge dans les années 60 est celui de technopole, avec quelques exemples emblématiques comme la Silicon Valley, la ZIRST de Meylan (rebaptisée Inovallée) ou le parc Sophia-Antipolis à Nice. La technopole apparaît comme une zone symboliquement fermée, localisée dans un espace péri-urbain et organisée autour de centres de recherche, d’universités et de PME dédiée aux hautes technologies. Cette proximité spatiale étant censée assurer un mécanisme de « fertilisation croisée » propice à l’innovation. Dans la lignée des technopoles, on évoquera le modèle des Cités scientifiques développées en URSS pendant la guerre froide. Les naoukograds étaient secrètes, isolées et fermées par des barrières franchissables qu’à certains postes de contrôle. Elles étaient dotées de l’ensemble des fonctions urbaines (espaces résidentiels, cinémas, écoles, magasins, jardins d’enfants..), mais aussi de ressources intellectuelles et scientifiques exceptionnelles (centres de recherche dotés des équipements les plus modernes, usines expérimentales, universités, polygones d’essais). Chaque ville était positionnée sur un secteur technologique de pointe comme l’électronique, la construction aéronautique, le nucléaire ou l’industrie aérospatiale. L’existence des naoukograds, qui rivalisaient avec les plus grands centres technologiques occidentaux, n’a été révélée aux russes et au monde entier qu’au milieu des années 90 (Lappo, Polian, 2007).

Freie Unive sität, Berlin

Cette courte histoire des espaces de savoir, nous montre une diversité de formes, de lieux et de représentations des environnements les mieux à même de stimuler la connaissance et l’innovation. De cette hétérogénéité, on constate tout d’abord que les espaces de savoir ne se sont pas toujours confondus avec le territoire des villes. Ils ont pu être pensés et construits en dehors des villes (monastères, cabinets d’études chinois, campus universitaires, technopôles), ou dans des villes déjà constituées, mais prenant alors la forme d’enclos hermétiques à la ville (bibliothèques de l’Antiquité, universités, laboratoires de recherche). Souvent le développement des espaces de savoir s’est fait de manière autonome et séparée de leurs territoires d’ancrage. Avec l’hypothèse suivante : l’accès à la connaissance implique de s’extraire des tourments de la vie sociale et urbaine, et de se protéger du monde extérieur. Précisons que cette insularité a impliqué dans le même temps, de « faire venir le monde à soi » (Houdart, 2007). C’était là l’un des enjeux essentiels des lieux de savoir, qui cherchèrent à concentrer le plus grand nombre de collections, d’écrits et les instruments nécessaires à l’inspiration et aux expérimentations.

Une seconde conclusion est que ces différents espaces de savoir, restent fortement tributaires d’une conception selon laquelle les processus d’innovation et de connaissance sont l’apanage d’une élite de chercheurs et de créatifs. A l’Antiquité ou au Moyen-âge, les sciences et les innovations sont l’expression des hommes d’Eglise, des savants et des universitaires. Les modèles des laboratoires de recherches, des technopôles, des campus universitaires, et plus récemment des clusters ou des pôles de compétitivité font largement reposer les innovations sur les Universités, les centres de recherche ou les entreprises. Ces modèles n’évoquent que très superficiellement les acteurs informels de l’innovation, comme les artistes, les habitants ordinaires et les utilisateurs des innovations.

Les transformations contemporaines des espaces dédiés à savoir et l’innovation. Smart cities et villes créatives

Cette conception de l’épanouissement de la recherche et de la créativité semble aujourd’hui largement remise en cause. Le contexte de mutation des économies, et l’importance croissante de la connaissance et des externalités sociales ou urbaines dans les processus de création de valeur (Boutang, 2008), a pour effet de transformer nos représentations des espaces dédiés au savoir. On assiste à l’émergence de nouveaux lieux, qui se spécialisent dans la production d’une innovation ouverte et centrée sur les utilisateurs. Les auteurs évoquent les notions de systèmes urbains cognitifs (Besson, 2014), de Tiers Lieux, de Living Labs ou encore de Fab Labs. Or ces « nouveaux et étranges espaces hybrides » (Veltz, 2010), transforment en profondeur nos représentations traditionnelles des espaces de savoir et d’innovation.

Les espaces de savoir contemporains ont en premier lieu tendance à se concentrer au cœur des villes. Le territoire métropolitain avec ses filières de recherche, ses universités, ses sites de production, sa densité, sa diversité sociale et fonctionnelle et ses différentes aménités, produit une série d’externalités positives essentielles aux processus d’innovations. Ces externalités urbaines expliquent en partie le paradoxe géographique des activités de la nouvelle économie, qui loin de s’affranchir des contraintes spatiales, tendent à se concentrer dans des espaces urbains de quelques dizaines ou centaines d’hectares, dans des districts technologiques, des cyber districts, des smart cities, ou dans des quartiers des sciences et de l’innovation.

Au sein de ces espaces, la production de connaissances nouvelles se conçoit moins dans des « lieux de retraite ou des abris protecteurs » (Perroux, 1967) que dans des espaces ouverts et à même de stimuler les rencontres informelles entre des acteurs hétérogènes (chercheurs, industriels, artistes, mais aussi habitants et utilisateurs des innovations). Cette dynamique d’ouverture et cette implication des acteurs informels dans les processus de production de connaissances est sensée permettre d’élargir le périmètre des regards, pour in fine, générer des innovations plus riches et originales. Les architectes-urbanistes en charge de la conception de ces lieux redoublent d’ingéniosité pour aménager des espaces suffisamment denses, mixtes, ludiques et modulables, et ainsi créer une atmosphère créative, propre à libérer les imaginaires et l’innovation ascendante. On observe notamment une tendance lourde d’abandon du bureau individuel au profit d’une combinaison de bureaux en espaces ouverts, de lieux facilitant le travail en équipe ou par projets, de salles de réunion et d’espaces de détente.

Espace de coworking, Hub Madrid

La troisième caractéristique des espaces contemporains dédiés au savoir est qu’ils se conçoivent moins dans des lieux solennels que dans des espaces informels et dédiés à la vie communautaire. Les espaces dédiés à la connaissance avaient tendance à s’organiser autour d’espaces nobles comme la Bibliothèque centrale, le grand Amphithéâtre ou le laboratoire de recherche. Or, il s’opère un déplacement très marquant, vers tout ce qui relève de la vie sociale : les cafétérias, les espaces publics, les lieux de restauration, de détente ou de loisirs apparaissent comme des lieux stratégiques pour penser les processus créatifs. Pour l’architecte Christian de Portzamparc, « l’innovation ne peut se réaliser dans des laboratoires séparés du monde. Elle doit avoir lieu dans des espaces intermédiaires, (…) des lieux ouverts au public » (4). Sont ainsi progressivement construites de nouvelles représentations des lieux de savoir et d’innovation, comme des lieux de vie ludiques et conviviaux. Evoquons l’exemple du siège social de Google en Californie, le Googleplex, dont un portrait nous est dressé par André Gorz. « On peut y faire ses courses, confier ses enfants à la crèche ou au jardin d’enfants de l’entreprise, ses vieux parents à la garde de personnel qualifié ; on peut y pratiquer divers sports, méditer, faire la sieste, aller chez le coiffeur, recevoir des soins dentaires, prendre ses repas, sculpter, peindre, etc. Les rapports entre collaborateurs sont cordiaux et égalitaires et se prolongent dans le « hors travail » (Gorz, 2004).

Life in the Googleplex

L’un des enjeux du Googleplex est de réduire les inhibitions liées à une structure hiérarchique de travail, favorisant ainsi les échanges informels, la circulation des connaissances tacites et in fine les dynamiques d’innovations. Au sein du Googleplex, il n’existe plus de perte de temps : « toute la vie fait partie du travail, le travail est toute la vie » (Gorz, 2004). Cet effacement progressif des frontières entre temps de travail et temps libre, doit assurer une « mobilisation totale » des créatifs de Google (Gorz, 2004) : leur intelligence, leur créativité ou pour le dire autrement leur « force invention » (Negri, 2008).

Coworking Zonaspace, St. Petersburg Russie 

Une autre spécificité des espaces de savoir contemporains est liée au statut de la connaissance, qui est moins pensée « pour elle-même » que dans une perspective de création de valeur économique. Dès les années 60, Louis Néel alors prix Nobel de physique, déclara aux chercheurs du Polygone scientifique de Grenoble : « oubliez votre travail routinier pour un plus innovatif [...] et montrez que des recherches fondamentales effectuées dans un laboratoire universitaire n’ont pas pour but que de produire de la connaissance mais peuvent également avoir une utilité industrielle immédiate » (Delemarle, 2007). Un tel propos a été récemment confirmé par le directeur de la valorisation du CEA et directeur de MINATEC, Jean-Charles Guibert : « le but de toutes les activités menées sur MINATEC est l’innovation. L’objectif n’est pas de faire de la recherche pour la recherche, mais d’aider nos champions industriels à se développer, à créer des emplois et à être ainsi des acteurs du développement économique local, national et international » (Guibert, 2011).

La dernière spécificité des lieux de savoir contemporains, est qu’ils ont tendance à transformer leurs espaces en de véritables laboratoires d’expérimentation et de mise en scène des nouvelles technologies. Certes l’intégration des innovations dans la fabrique des villes est un phénomène ancien. La création d’Alexandrie, en 331 avant J.-C, fut selon Christian Jacob, « une création savante, où la géométrie, les techniques, la rationalité urbanistique déployèrent des dispositifs novateurs » (Jacob, 2007). Les conceptions urbaines des architectes du début du XXème siècle comme Raymond Hood, Le Corbusier ou Franck Loyd Wright, étaient également imprégnées d’innovations technologiques : la finesse des tours mettaient en scène les nouveaux matériaux de construction comme l’acier et le béton armé, les nouveaux modes de transport rapides étaient particulièrement valorisés avec la présence d’ascenseurs, de trains métropolitains, d’automobiles, de machines volantes etc.

S’il est vrai que les avancées techniques ont toujours intéressé le développement des villes, les espaces d’innovation contemporains comme les smart cities ou les quartiers technologiques, ne se contentent pas d’intégrer les dernières innovations. Ils cherchent également à les tester et les évaluer auprès des utilisateurs et des habitants eux-mêmes. A Barcelone par exemple, le projet 22@Urban Lab, met le quartier de Poblenou à disposition des entreprises innovantes, pour « tester en situation réelle la performance et les usages de technologies de pointe en phase de pré-commercialisation ». Ces technologies intéressent les secteurs des déplacements (véhicules électriques, systèmes de détection de places de parking) ou de l’environnement (capteurs optimisant la collecte des déchets ou les systèmes d’arrosage, lampadaires à détection de présence, etc.). A Grenoble, le site GIANT Presqu’île sert de support d’expérimentation des smart grids (réseaux intelligents de maitrise des consommations énergétiques) et des transports innovants comme les véhicules électriques, les bus hybrides ou les liaisons « blanc-blanc » (une innovation utilisant le transport par câble pour relier deux salles blanches entre elles).

Media Tic Building (22@Barcelona)

Conclusion

Dès les années 60, des sociologues, des économistes et des historiens établissent un lien fort entre villes, connaissances et innovations. Pour Le Goff, les villes ont historiquement joué un rôle « d’agent de civilisation » (Le Goff, 1977), Jean Rémy compare les villes à des « incubateurs de produits nouveaux » (Remy, 1966) et Jane Jacobs fait de la diversité sociale des villes la source principale de l’innovation (Jacobs, 1969). Pour l’économiste François Perroux, la ville est  « une fabrique d’idées neuves (...), le lieu de contacts fréquents et denses, entre les esprits qui dessinent sans relâche d’autres mondes » (Perroux, 1967).

Cette analyse du substrat urbain comme le lieu du savoir et de l’innovation, n’est donc pas nouvelle. Mais elle n’a jamais autant d’actualité que ces dernières années, avec le développement des stratégies des villes créatives et des smart cities. Les districts technologiques, les Tiers Lieux, les quartiers créatifs et de l’innovation, remettent en cause des siècles d’interprétation des espaces de savoir comme des lieux isolés, clos et éloignés des tumultes de la vie sociale. La connaissance du monde et la créativité ne semblaient pouvoir s’opérer que par un repli sur soi, à l’image de Démosthène « qui s’enfermait dans un lieu d’où il ne put rien entendre ni regarder, de peur que ses yeux ne le contraignent à penser à autre chose » (Houdart, 2007).

Face à des siècles d’histoire de lieux de savoir protecteurs vis à vis du monde extérieur, il semble légitime d’interroger la tendance actuelle à sur-stimuler les contacts, l’ouverture, les collaborations et les échanges continus d’informations entre les travailleurs cognitifs. Les Tiers Lieux, les smart cities et « l’intensification de la stimulation nerveuse » que ces espaces induisent, sont-ils véritablement les lieux les plus à même de susciter la connaissance et l’innovation ? L’épanouissement de la recherche et de la créativité ne nécessite t-elle pas aussi des lieux de retraite, et « des refuges pour les créateurs scientifiques, techniques, esthétiques » (Perroux, 1967) ? Etrangement absentes des réflexions sur l’économie et la société de la connaissance, les bibliothèques ne seraient-elles pas au fond, les derniers « abris protecteurs » pour la recherche, et par conséquent des lieux de savoir à préserver des velléités de les transformer en « labs » ou autres « bibliothèques numériques 2.0 » ? 

>> Notes :

  1. On évoquera notamment le cas du physicien William Thomson qui transforma sa cave à vin en laboratoire de physique
  2. Gabriel Plattes, « A Caveat for Alchymists », Samuel Hartlib, Chymical, Medicinal and Chirurgical Addresses (1655, rédigé en 1642-1643), cité par Shapin et Schaffer, 1993, p.332.
  3. Au XIXème siècle, de nombreux musées avaient un rôle de producteurs de connaissances. Ce n’est que progressivement qu’ils sont devenus des lieux d’exposition et d’éducation, face à la montée en puissance des laboratoires. On se référera notamment aux travaux de l’architecte allemand Gottfried Semper, qui développa à la suite de la Grande Exposition de Londres de 1851 au Crystal Palace, sa conception du « musée idéal », qu’il considérait comme un lieu dédié à « l’invention contemporaine » et à la science (Gottfried Semper, The Ideal Museum : Practical Art in Metals ans Hard Materials, Vienne, Peter Noever (éd.), 2007). On s’intéressera également aux origines de la création du musée de l’Homme à Paris en 1938, dédié tant à la transmission et à la diffusion du savoir, qu’à la production de connaissances en ethnologie (Mandressi, 2007).
  4. Citation extraite d’un supplément de L’Express, mars 2012, n°3166.

>> Bibliographie :

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