ESRF : tableaux et fossiles sous les rayons X

Publié par Marion Sabourdy, le 29 juillet 2013   5.7k

Ils passent des tableaux de Van Gogh ou des fossiles d’Australopithèques au crible des rayons X. Rencontre avec Marine Cotte et Paul Tafforeau, responsables de lignes de lumières utilisées pour l’analyse des matériaux du patrimoine et la paléontologie à l’ESRF.

Vue du ciel, la presqu’île scientifique de Grenoble a des airs d’espadon, avec pour œil le grand anneau de l’ESRF (Installation européenne de rayonnement synchrotron). Un œil aiguisé qui permet d’explorer la matière sous toutes ses formes...

Le principe : des électrons sont produits par un canon spécial puis accélérés. Ils sont ensuite envoyés dans l’anneau de stockage, de 844 mètres de circonférence où ils circulent pendant des heures quasiment à la vitesse de la lumière, générant de la lumière distribuée dans une des 42 « lignes de lumière ». Là, les photons sont conditionnés différemment selon l’expérience menée : étude de molécules biologiques, de polymères, cristallographie, recherche médicale (1)… Les applications sont nombreuses, et parfois étonnantes.

Après une thèse sur les produits cosmétiques à base de plomb et un post-doctorat à l’ESRF et deux ans au CNRS, dans l’unité du Centre de Recherche et de Restauration des Musées de France (C2RMF), Marine Cotte est devenue responsable de la ligne de lumière ID21 dédiée, en partie, à l’analyse des matériaux du patrimoine. En partie seulement car elle accueille également des recherches d’autres disciplines (2). « Nous nous intéressons à la microscopie des rayons X et à la microscopie infrarouge, explique la jeune femme, ces deux types de rayons apportent des informations chimiques sur des échantillons tous petits ou hétérogènes et permettent de faire des images avec une résolution de l’ordre du micron ».

Appliquées à l’art, ces techniques permettent deux choses : comprendre la manière dont les objets ou les pigments ont été fabriqués (techniques picturales, chauffage, réaction chimique ou physique…) et les possibles dégradations qu’ils ont subi (lumière, environnement, mauvaises méthodes de restauration…). Les études se font parfois sur des œuvres d’art entières, mais plus souvent sur des prélèvements microscopiques, suffisants pour tirer des conclusions fiables.

Echantillons de pigments

Ainsi, en 2005, une équipe de membres du synchrotron et de chercheurs italiens et français a déterminé la raison pour laquelle les pigments rouges des fresques de Pompéi viraient au noir. Trois ans plus tard, une autre équipe dirigée par des conservateurs japonais a démontré la présence (insoupçonnée jusqu’alors) d’huile dans les peintures afghanes des grottes de Bamiyan « un site très connu car il abritait aussi les statues des Bouddhas détruites par les talibans » [lire l'article du Journal du CNRS].

En 2008 et 2011, des échantillons de deux peintures de Van Gogh sont passés au crible. Ils ont permis de caractériser les pigments utilisés pour peindre un portrait caché sous une peinture plus récente et de comprendre pourquoi un pigment jaune avait tendance à brunir à la lumière. Autant de découvertes permises par la précision du faisceau de l’ESRF. « La très grande brillance de la lumière synchrotron permet d’avoir un faisceau petit mais intense, ce qui limite le temps d’acquisition et facilite les travaux de « cartographie » d’un échantillon ».

De l’autre côté de l’anneau, le paléontologue Paul Tafforeau est responsable de la ligne de lumière ID19. Dans son bureau, deux grands coffre fort renferment des squelettes, des fossiles d’embryon, des œufs de crocodiles, des pattes de grenouilles, des moulages « et quelques spécimens encore tenus secrets » sourit le chercheur. C’est le tout premier de sa discipline à avoir utilisé le rayonnement synchrotron pour étudier des fossiles. « J’ai travaillé ici pendant ma thèse afin d’étudier la microstructure de l’émail des dents de primates, explique Paul, comme la technique que je souhaitais utiliser n’existait pas encore… je l’ai développée ».

Il reste à l’ESRF pour son post-doctorat, sur Toumaï, dont le crâne sera entièrement scanné en 2006, et y sera finalement engagé comme responsable de la paléontologie. Depuis lors, il n’aura de cesse de faire des tests sur l’acquisition de fossiles variés : os et dents de dinosaures, mammouths, primates, paléobotanique, œufs contenant des embryons aussi fins que du papier à cigarette…

Grâce au synchrotron, il les coupe ou les met au jour virtuellement, sans danger pour l’original. Certains ont même ouvert de nouvelles voies de recherche, comme pour des insectes jusqu’ici invisibles car piégés dans de l’ambre opaque ou encore le tout premier cerveau fossilisé. « Nous avons aussi accueilli un invité prestigieux il y a deux ans : Australopithecus sediba. Comme le fossile est considéré comme un trésor national en Afrique du Sud, on a fait le transfert depuis l’aéroport de Lyon escortés par deux voitures de gendarmes armés ».

Dans une discipline où les fossiles sont rares et jalousement gardés, le chercheur affiche la volonté de mettre à disposition les données tomographiques du maximum de tous les spécimens qu’il étudie sur une base de données en ligne. Ainsi, tout chercheur ou curieux un minimum formé pourra étudier et comparer les fossiles. Un projet difficile à imposer parmi certains de ses collègues, surtout quand il touche à la lignée humaine. Mais la situation se débloque petit à petit.

Grâce aux données tomographiques et une imprimante 3D, Paul Tafforeau produit des fac-similés des fossiles invisibles qu’il étudie et les offre aux universités et musées car ces impressions 3D deviennent des collections scientifiques de référence pour d’autres chercheurs.

L’accès à l’ESRF est gratuit pour les chercheurs dont le projet a été accepté. Pour les industriels, le « temps de faisceau » se monnaye entre 10 000 et 15 000 euros la journée « sachant qu’une manipulation moyenne dure entre 3 et 6 jours, nuits comprises » précise Marine. Le mois dernier, celle-ci a travaillé avec un groupe d’américains qui a étudié une peinture de Matisse. Pour les prochains mois, elle accueillera une manipulation qui fait suite à celle sur les fresques de Pompéi et une seconde sur des lampes design italiennes. Paul, lui, a prévu de travailler avec des chercheurs américains et suédois, notamment sur l’origine des tétrapodes. Il annonce également quelques publications « qui feront du bruit ». Une habitude à l’ESRF, point de passage et outil incontournable pour de nombreuses équipes de recherche internationales.

>> Notes

  1. Plus de détails dans cette plaquette
  2. La majeure partie du temps de Marine est consacrée à l’accueil et l’aide à des équipes extérieures qui viennent utiliser l’ESRF, dont les instruments sont une denrée rare. Il faut aussi du temps pour entretenir, réparer mais surtout développer et perfectionner les instruments. Il reste environ 10% du temps de faisceau pour les recherches propres des scientifiques de l’ESRF.

>> Pour aller plus loin

  • Numéro spécial sur la paléontologie et l’art à l’ESRF (en anglais)
  • « Light source » : site qui rassemble des informations sur toutes les installations de rayonnement synchrotron du monde (en anglais). En France, en plus de l’ESRF, il cite le synchrotron SOLEIL et le centre laser infrarouge d’Orsay CLIO.

>> Illustrations : P.Ginter/ESRF et Echosciences Grenoble